03/05/2017
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OliKrom est une startup atypique. Elle est devenu en 2 ans leader des matériaux "intelligents" qui changent de couleur en fonction de la température, de la pression, de la lumière.

Rentable dès ses débuts, elle porte un ambitieux projet industriel et compte déjà 70 grands groupes partenaires, deux ans et demi après sa création. Dans cette interview accordée à La Tribune, son fondateur Jean-François Létard décrit sa stratégie de développement, évoque le courant des startups deep tech et rappelle l'importance des cellules de transfert de technologie dans le développement des innovations de rupture.

OliKrom, l'expert des matériaux intelligents

Née des travaux de Jean-François Létard, ancien directeur de recherches au CNRS, menés au sein de l'Institut de chimie de la matière condensée de Bordeaux, OliKrom a initialement développé des pigments intelligents capables de changer de couleur en fonction des modifications de leur environnement : changement de température, contraintes de pression, modification de la luminosité, présence d'un solvant ou d'un gaz...

OliKrom conçoit des pigments très résistants, programmables, proposant des changements de couleur réversibles ou non.

L'idée : permettre de repérer d'un coup d'œil une pièce d'un avion qui a trop chauffé ou reçu un impact, imaginer des murs dont la peinture change de couleur en fonction du moment de la journée... Les applications industrielles sont infinies.

Interview de Jean-François Létard, fondateur et dirigeant d'OliKrom

La startup propose ses solutions innovantes basées sur cette technologie à destination des industriels de tous secteurs.

Focus sur la stratégie de la startup

Vous avez créé OliKrom en octobre 2014 à Pessac près de Bordeaux. Quelle est votre stratégie et quels sont vos résultats ?

"Il faut avant tout préciser un point important : nous ne vendons pas les pigments intelligents que nous concevons. OliKrom a pour objectif de créer et de produire des solutions complètes innovantes, à destination des industriels, basées sur cette technologie. Nous offrons donc une réponse globale à leurs problématiques en co-développant et en leur vendant ensuite des peintures, des encres, des revêtements... prêts à l'emploi, qui changent de couleur en fonction des contraintes environnementales par exemple, de façon autonome, donc sans apport de courant ou quoi que ce soit d'autre. Les besoins de ces industriels sont tels qu'ils cofinancent avec nous le développement des produits, sachant que cette étape peut prendre entre 2 et 4 ans. Je ne donnerai pas de chiffres précis car nous voulons rester discrets sur ceux-ci et ne pas aiguiser d'appétits, mais nos deux premiers exercices ont été rentables et nous avons aujourd'hui contracté avec 70 grands groupes, dont 50 l'an passé. Plus de 50 % de notre chiffre d'affaires est réalisé à l'international."

La quasi-totalité de ces partenaires veulent rester discrets mais deux noms sont déjà connus, Airbus et Safran, avec qui vous travaillez sur des revêtements et matériaux qui changent de couleur en fonction de la température ou d'éventuels impacts.

Vous venez aussi d'annoncer un nouveau partenariat avec Eiffage. Sur quel sujet ?

"Nous travaillons ensemble sur la question de la sécurité routière. L'objectif est de proposer à Eiffage Route et à sa filiale AER dédiées aux équipements routiers, des solutions innovantes en matière de signalisation au sol. Une première application en cours de tests permettra ainsi d'améliorer, grâce à l'utilisation de pigments photo luminescents, la visibilité des marquages au sol, en particulier la nuit et en conditions météos dégradées. On peut ainsi imaginer équiper des carrefours, des pistes cyclables qui aujourd'hui sont dans le noir mais dont le revêtement pourrait, demain, capter la lumière du jour et celle des phares des voitures pour la restituer de manière autonome.

Les matériaux phosphorescents existent depuis des années mais n'ont jamais été utilisés dans le monde industriel. La visibilité des montres la nuit est la seule application qui s'est développée. Nous travaillons donc sur des solutions basées sur nos pigments intelligents pour répondre à un vrai défi industriel auquel les matériaux phosphorescents, dont la durée de vie est très réduite, ne peuvent répondre. D'autres opportunités devraient émerger progressivement dans d'autres domaines d'activité d'Eiffage".

Se doter d'un site industriel : un projet industriel à 5 millions d'euros

Depuis plusieurs mois vous annoncez votre volonté de vous doter d'un site industriel. Où en êtes-vous ?

"Les gens oublient souvent qu'OliKrom n'a que deux ans et demi. Effectivement, je parle depuis un certain temps de ce sujet. Notre entreprise n'a pas vocation à être un simple laboratoire ou un bureau d'études, et certainement pas à être revendue. Nous avons pour objectif de devenir un véritable acteur industriel, qui plus est ancré en Nouvelle-Aquitaine. On avance donc, mais de façon concertée car il faut obtenir des autorisations, avoir l'aval des collectivités locales... On parle d'un site industriel, de manipulation de produits chimiques, d'un accès facile au réseau routier pour l'usine.

C'est un projet à 5 M€. Nous recherchons un terrain entre 5.000 m2 et 1 hectare pour y installer un site industriel de 2.000 m2, idéalement autour de Pessac où le terreau universitaire est fertile. Cela peut paraître ambitieux mais si nous ne voyons pas grand, nous serons rapidement coincés car quand on travaille avec un industriel, celui-ci a pour obligation contractuelle de se fournir auprès de nous une fois le projet abouti. Parallèlement nous recrutons environ une personne tous les deux mois, avec pour ambition de passer rapidement de 10 à une trentaine de personnes."

La création de votre entreprise a été un travail de longue haleine mais vous dites qu'il s'avère aujourd'hui déterminant. Que retirez-vous de cette période ?

"Nous sommes partis d'une technologie développée à l'Institut de chimie de la matière condensée de Bordeaux. On ne perçoit pas assez le travail fantastique de cellules de transfert de technologie. Le projet d'OliKrom a été incubé pendant 5 ans à l'ADERA (Association pour le développement de l'enseignement et des recherches, NDLR) avant que l'entreprise soit créée. Parallèlement, je m'étais formé 1 an à HEC. L'important ce n'est pas de créer sa boîte, c'est bâtir sur de bonnes fondations, de la développer et la pérenniser. Dès nos débuts, 4 fonds d'investissement ont cherché à entrer au capital, seuls 2 sont rentrés, capés en valeur. Ceci parce que nous avions un dossier mature précisément grâce à la cellule de transfert de technologie. Nous avions un business model précis, un embryon d'équipe, la due diligence s'est faite dans de bonnes conditions car nous avions déjà nos premiers clients partenaires avec qui les fonds pouvaient échanger. Tout de suite, la valorisation n'est pas la même. Si cette dernière est mauvaise dès le départ, au 2e ou au 3e tour de table vous avez de grandes chances de disparaître."

Votre modèle économique est atypique. En quoi est-il différent ?

"En premier lieu, le classicisme du modèle économique d'une startup prévoit qu'elle ne développe qu'un seul produit et qu'elle soit entièrement focalisée sur un seul marché. Chez OliKrom nous prenons le contre-pied en travaillant pour tous les secteurs industriels. Les demandes proviennent du monde du luxe, de l'automobile, de l'aéronautique, du militaire..."

Vous faites partie du mouvement deep tech, ces jeunes entreprises qui poussent une innovation technologique de rupture et qui considèrent parfois que les startups "classiques" du numérique sont réellement peu innovantes et les jugent trop fragiles. Quel est votre sentiment ?

"Qu'il faut toujours faire attention quand on donne un avis. Il est toujours possible de refaire le match. J'ai le sentiment que dans le modèle de développement des startups du numérique, l'objectif est souvent de générer rapidement du cash et de revendre aussi vite. C'est une logique de court terme qui est sans doute d'ailleurs poussée par des fonds d'investissement et qui emporte nombre de startups. Je ne suis pas certain que cette stratégie soit créatrice d'emplois durables. De plus ces derniers sont très « déplaçables » en tous points du globe. Notre approche, comme celle de Poietis que nous connaissons bien, est de créer un vrai outil industriel ancré dans notre territoire tout en proposant une véritable rupture technologique."

Comme vous, Fermentalg, qui produit des micro-algues pour des marchés divers, est partie d'une innovation technologique en laboratoire, pour devenir une entreprise à part entière. Mais elle éprouve des difficultés au moment d'arriver sur le marché. Qu'est-ce qui vous différencie, fondamentalement, d'elle ?

"Nous avons effectivement une partie d'histoire commune mais nos trajectoires diffèrent. Ce qui ne veut surtout pas dire qu'on fera mieux que Fermentalg ! Contrairement à cette entreprise, notre modèle prévoyait d'aller tout de suite chercher des clients partenaires avec qui travailler et co-innover. C'est ce qui explique que deux ans et demi après notre création, nos premiers produits vont arriver sur le marché, dans quelques mois et à l'étranger. Et vous ne saurez d'ailleurs jamais qu'OliKrom en est à l'origine, même si nous sommes propriétaires du produit et de sa formulation. C'est frustrant mais c'est le jeu. Nos partenaires sont déjà installés sur leurs marchés, ce qui n'est pas notre cas.
Après, notre modèle a aussi ses limites et on en paie le prix. En co-innovant avec Eiffage, il n'est pas certain que je puisse travailler avec un Colas ou un Vinci. Déployer nous-mêmes nos innovations, comme le font beaucoup de startups, est une autre stratégie. Nous y viendrons sans doute un jour car sur certains marchés, il n'existe pas d'acteurs assez importants. Mais ce n'est pas encore à l'ordre du jour. Nous nous concentrons sur l'idée d'être un point d'entrée des demandes industrielles, un caméléon qui se fond dans son environnement. C'est un modèle qui fonctionne pour nous, mais je ne veux pas laisser croire qu'il marche pour tous".


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